Le siècle de l’œnologie

par Fabian Barnes [Archive 1999]

Résumé (lecture 3 min)

Du chaos phylloxérique du XIXᵉ siècle à la naissance des laboratoires œnologiques modernes, le XXᵉ siècle fut celui de la révolution scientifique du vin.
Empirique depuis des millénaires, la viticulture devient science expérimentale : levures, bactéries, maturité, oxydation, tout est observé, mesuré, maîtrisé.
Mais cette conquête technique, loin d’éteindre la sensibilité du vigneron, a replacé la vigne et le terroir au cœur de la qualité.
C’est l’histoire d’un siècle qui a changé à jamais notre rapport au vin.

L’Œnologie dans son contexte socio-économique

Si le terme « œnologie » existait déjà au début du siècle, la science qu’il désigne n’en était qu’à ses balbutiements.
Il faudra attendre la fin de la Seconde Guerre mondiale pour que les vinifications deviennent véritablement le royaume des sciences œnologiques.

À l’échelle de l’histoire, un siècle de vinification équivaut à un simple flash.
Comment est-on passé d’une viticulture transmise de génération en génération à une démarche scientifique, expérimentale, presque avant-gardiste ?

Le lourd héritage du XIXᵉ siècle

Le XIXᵉ siècle fut celui des grands enthousiasmes… et des grands fléaux.
L’essor du fret, la mise en bouteille, les classements prestigieux comme celui de 1855, ont provoqué une ruée vers la vigne.
Mais le Phylloxéra, l’Oïdium, le Mildiou ou le Black-rot ont anéanti ce rêve d’expansion.

C’est aussi le siècle de la fraude, des assemblages hétéroclites et des vins « médecins » qui brouillent les identités régionales.
À la fin du siècle, la notion de terroir est vidée de son sens. Le XXᵉ siècle s’ouvrira donc sur une immense entreprise de reconstruction.

Début du XXᵉ : chaos et reconstruction

Les guerres, la crise de 1929 et la misère rurale freinent toute relance.
La vigne reste souvent une culture secondaire, marginale.
Pour survivre, les vignerons s’organisent : naissent les appellations d’origine contrôlée, les syndicats viticoles et les caves coopératives — celle de Saint-Émilion date de 1932.

La viticulture devient sociale, solidaire.
Le salut passera désormais par la qualité et l’identité des terroirs.

La naissance du corps scientifique œnologique

Au lendemain de la Seconde Guerre mondiale, l’esprit de conquête gagne aussi les vignobles.
Les propriétés s’agrandissent, les investissements se multiplient.
Les scientifiques — chimistes, pharmaciens, biologistes — s’emparent du sujet.
Les universités de Montpellier, Dijon, Bordeaux posent les premières pierres de la science œnologique moderne.

Les vins gagnent en stabilité et en pureté.
La recherche stimule l’économie, et l’économie nourrit la recherche : une spirale vertueuse est enclenchée.

De l’art au métier : l’apprentissage du vin

Jusqu’aux années 1950, l’art vigneron se transmettait “sur le tas”.
Avec la mécanisation, les viticulteurs apprennent la maîtrise technique.
Dans les années 1970–1980, on enseigne la viticulture, puis la gestion, l’économie et enfin le commerce du vin.
La viticulture devient une entreprise à part entière.

L’œnologie : une question de survie

L’œnologie naît d’abord d’une nécessité.
Derrière le besoin de qualité se cache une urgence économique et culturelle :
il fallait sauver un patrimoine, une population, une économie entière.
Prévoir, anticiper, contrôler : ces mots deviennent la devise du siècle œnologique.

Les grands pas de l’œnologie

Pasteur, père de l’œnologie moderne

En 1854, Louis Pasteur étudie la bière, le vinaigre et le vin.
Il révèle les acteurs invisibles — levures et bactéries — et leurs rôles dans la fermentation.
Encouragé par Napoléon III, il publie Études sur le vin, ses maladies, causes qui les provoquent, procédés nouveaux pour le conserver et pour le vieillir.
Pasteur devient le premier biochimiste du vin.

Ses découvertes fixent les bases d’un protocole rationnel : hygiène du chai, contrôle des fermentations, maîtrise des altérations.
L’œnologie vient de naître.

Trois visages de l’œnologie

1. L’œnologie “gendarme”

Celle des services des fraudes et des laboratoires d’État, chargée de détecter les pratiques illégales — ajout d’eau, chaptalisation abusive, hybrides, etc.

2. L’œnologie “curative”

Elle intervient face aux accidents : vendanges pourries, arrêts de fermentation, excès de métaux, défauts microbiens.
Chaque problème appelle son remède, du simple écoulage à la chimie fine.

3. L’œnologie “préventive”

La plus passionnante : celle qui anticipe, ajuste les paramètres, optimise le potentiel du raisin et du terroir.
C’est l’œnologie de la précision, celle du vigneron moderne.

La maîtrise du SO₂ : pivot du siècle

Le dioxyde de soufre est la pierre angulaire de l’œnologie.
Sans lui, la conservation du vin aurait été impossible.
Longtemps mal compris, il est aujourd’hui parfaitement maîtrisé.
Antioxydant, antiseptique, régulateur des fermentations, protecteur des arômes — le SO₂ est tout cela à la fois.
Mais il demande une main juste : trop peu, le vin s’oxyde ; trop, il se fige.

La maîtrise des phénomènes oxydatifs

Invisible mais redoutable, l’oxydation fut longtemps l’ennemie du vigneron.
Les recherches du XXᵉ siècle ont permis de comprendre ses mécanismes, d’isoler les enzymes responsables (Tyrosinase, Laccase), de maîtriser les transferts d’oxygène et les équilibres phénoliques.
Ces avancées ont ouvert la voie à des vins plus purs, plus précis, parfois même vinifiés sans soufre, comme au Château de Tariquet.

La maîtrise des fermentations

Garantir le bon déroulement des fermentations alcooliques et malo-lactiques est aujourd’hui un acquis.
On contrôle les températures, les nutriments, les souches de levures et de bactéries, les toxines inhibitrices.
L’ère de l’aléatoire est révolue.

La maîtrise de la maturité

C’est sans doute la clé de toute vinification réussie.
De la maturité physiologique (sucre/acidité) aux maturités phénolique et cellulaire, chaque étape conditionne la qualité finale.
Les travaux sur les arômes variétaux du Sauvignon blanc ont ouvert la voie à une compréhension fine des précurseurs d’arômes et de la structure des raisins noirs.

Vers l’œnologie de demain

« Avoir compris que le vin se fait dans la vigne. »
Yves Glories, Institut d’Œnologie de Bordeaux

Cette phrase résume un siècle de progrès.
L’œnologie du chai a conduit naturellement à une œnologie du végétal, centrée sur la matière première.
Les millésimes “mauvais” d’hier deviennent “bons” aujourd’hui grâce à cette compréhension nouvelle du vignoble.

L’avenir ? Il s’écrira autour de la durabilité, de la biodynamie, de la lutte raisonnée et des recherches génétiques visant à renforcer la résistance naturelle de la vigne.

Conclusion : un siècle de révolution

En cent ans, le vin est passé de l’empirisme à la science, sans perdre son âme.
L’œnologie a bouleversé les pratiques, redessiné le paysage viticole et changé la place du vin dans la société.
Mais une question demeure :

Comment cette révolution scientifique n’a-t-elle pas transformé le goût ?
Goût du vin… et goûts des hommes.

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Portrait d’une fermentation mal connue : la fermentation malo-lactique